Bernard
BUFFET
 
   
Bernard Buffet
Bernard et Annabel BUFFET
 
Lettre d'Annabel à Bernard BUFFET
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Annabel Buffet
Madame Annabel BUFFET - 18 septembre 2001
Annabel BUFFET
10.05.28 / 03.08.05
On te disait mort.

On se trompait.

Tu es vivant.


Tu n'as même pas vingt ans et déjà tu as rencontré la douleur humaine.

Ta peinture en est imprégnée. Nous avions le même âge et je sais ce qu'est une adolescence blessée par l'incompréhension du monde des adultes.

Tu aurais pu hurler ta révolte autrement comme beaucoup de jeunes gens de notre génération. Il semble que tu sois né peintre. Tout naturellement tu as choisi l'image pour nous dire ta solitude, ta foi, ton amour des êtres et de la nature et surtout ta détresse face à la misère des hommes tant physique que morale.

Le portrait de Mantienne m'émeut par tout ce qu'il évoque des souvenirs de jeunesse que tu m'as racontés. Je t'imagine en 1942 bravant le couvre-feu pour aller de la rue des Batignolles aux cours du soir de la Place des Vosges. C'est là que vous vous êtes connus. Jusqu'aux derniers jours de ta vie tu parlais de lui avec tendresse. Il t'a appris l'amitié, il t'a incité à t'inscrire à l'Ecole des Beaux-Arts. Tu avais quinze ans quand tu y as été accepté avec une dispense. Tu avais perdu ta mère; l'atelier où tu apprenais ton métier est devenu ta maison; Robert Mantienne, Denise Lemaire et les autres étaient ta famille. Une fraternité studieuse qui t'a marqué; seulement tu étais trop solitaire, trop indépendant pour vivre en société. Tu les as quittés pour entrer en peinture comme on entre en religion. Dès lors, ton oeuvre a été prioritaire en toutes circonstances.

Chacune de tes toiles a probablement son histoire, mais tu n'aimais pas les grandes phrases. Tu affirmais qu'un tableau se suffit à lui-même. Et pourtant la mer, la plage sont pleines de nostalgie; sans doute est-elle due aux regrets des vacances en Bretagne avec une mère tant aimée. Mais tu n'étais pas homme à vivre dans le passé.

Très vite tu t'es mué en témoin du quotidien tel que tu le ressentais. Tu as peint ce que tu avais sous les yeux. Tes natures mortes, dont on a parfois dit qu'elles étaient misérabilistes, ne sont que le reflet bien réel d'une époque démunie. Tes personnages souvent hiératiques, toujours douloureux et si terriblement seuls, te ressemblent, mais ressemblent aussi à tes contemporains. A travers eux tu illustres ton évangile, tu clames ton horreur de la guerre et ton refus d'une misère humaine sans cesse recommencée. De la «Pietà» à «la barricade», on retrouve les larmes intérieures que la pudeur t'interdisait de verser.

C'est cette peinture d'une vérité sans complaisance qui t'a rendu célèbre. Ta sincérité est évidente. Tu ne l'as pas trahie. Jamais tu n'as dévié de la ligne que tu t'étais tracée. Si le fond de ta pensée est resté le même, cela n'a pas empêché ton oeuvre d'évoluer tant par la maîtrise des couleurs que par l'aisance du dessin.

Ces «Tableaux pour un Musée» sont en quelque sorte le premier chapitre du livre de ta vie. Un chapitre qui, grâce à Maurice Garnier, sera suivi par beaucoup d'autres. J'espère du fond du coeur que le Musée pour lequel il se bat avec ferveur sera très bientôt une réalité. Il serait grand temps que les gens sachent qui tu es vraiment.

Quant à moi, je ne peux que remercier Maurice de te redonner une vie qui m'est indispensable.

J'aurais aimé te connaître quand tu avais vingt ans.

jeudi 5 octobre 2000
 
 
 
... C'est pour te dire au revoir que j'ai repris la direction de mon bureau. L'heure est venue de nous quitter. J'en ai assez de feindre. Ce dialogue avec toi, soit disant perché sur un nuage dans ton fameux paradis, ne sert à rien. Je ne crois pas à tout cela. J'envie ceux qui ont la foi. J'ai essayé de la trouver. Ça ne marche pas. Nous deux c'est fini. Tes cendres reposent dans ton jardin japonais. Les miennes seront jetées à la mer au large de Saint-Tropez. Ce sera moins compliqué pour les enfants.
Je ne suis pas consolée. Je ne le serai jamais. Je commence simplement à bâtir une nouvelle existence. Je vacille encore souvent... Tu n'es plus là pour m'indiquer le chemin. Mon pire ennemi est l'ennui. Sans toi tout me paraît vide d'intérêt. J'ai une continuelle sensation d'inutilité. Heureusement, j'ai ton oeuvre à défendre. Je ne suis pas assez solide pour m'attaquer à ce combat dans l'immédiat. Ça viendra. Grâce à toi j'ai connu quarante ans de bonheur absolu. Je n'ai plus qu'à attendre avec le sourire que ma vie s'éteigne.
Tu as été l'essentiel, l'air que je respirais, ma raison d'être. J'avoue que la fin du voyage en solitaire me parait interminable. La volonté de me montrer digne de l'amour que tu m'as donné me rendra assez forte pour arriver au terminus.
Merci mon amour et Adieu.


Chatel-Gérard, janvier 2001
Post scriptum - Editions Plon